5. Un Trou De Mémoire

Clary s'éveilla au beau milieu de l'après-midi ; un rayon de lumière pâle braqué en plein sur son visage dessinait des nuances de rose derrière ses paupières. Elle sursauta et ouvrit les yeux à grand-peine.

La fièvre s'était dissipée, et avec elle l'impression que ses os se dissolvaient et se brisaient à l'intérieur de son corps. Elle jeta un regard intrigué autour d'elle: Elle se trouvait dans la chambre qu'Amatis devait réserver à ses hôtes : la pièce était petite, peinte en blanc, le lit recouvert d'un édredon en patchwork aux couleurs vives. Des rideaux en dentelle suspendus à des fenêtres en forme de hublots laissaient entrer la lumière du jour. Elle se redressa lentement, s'attendant à être submergée par un nouveau vertige. Rien ne se produisit. Elle se sentait en parfaite santé, et même bien reposée. S'extirpant du lit, elle examina sa tenue. Elle portait un pyjama froissé, d'un blanc immaculé, qui était beaucoup trop grand pour elle : les manches pendaient comiquement sur ses mains.

Elle s'avança vers l'une des fenêtres circulaires et jeta un coup d'œil au-dehors. À flanc de colline s'alignaient des maisons en pierre claire dont les toits de bardeaux semblaient avoir été coulés dans du bronze. Ce côté de la maison, à l'opposé du canal, donnait sur un petit jardin que l'automne avait teinté d'or et de roux. Sur une treille s'enroulant contre un mur, une dernière rose perdait ses pétales brunis.

La poignée de la porte trembla, et Clary regagna en hâte son lit juste avant qu'Amatis entre avec un plateau dans les mains. Elle leva les sourcils en voyant que Clary était réveillée, mais ne fit aucun commentaire.

— Où est Luke ? demanda la jeune fille en rabattant  la couverture sur elle pour être plus à son aise.

Amatis déposa sur la table de nuit le plateau chargé d'une tasse remplie d'un liquide fumant et de tartines de pain beurré.

   Tu devrais manger quelque chose. Tu te sentiras mieux.

   Je me sens bien. Où est Luke ?

Amatis s'installa dans un fauteuil près de la table, croisa les mains sur ses genoux et observa calmement Clary. A la lumière du jour, on distinguait nettement les rides de son visage : elle paraissait beaucoup plus âgée que Jocelyne bien qu'a priori elles n'aient pas une grande différence d'âge. Les cheveux bruns d'Amatis étaient striés de gris, et elle avait les yeux rougis comme si elle venait de pleurer.

   Il n'est pas là.

   Quoi ? Il n'est pas là parce qu'il est allé acheter du Coca au coin de la rue ou...

   Il est parti ce matin à l'aube après t'avoir veillée toute la nuit. Quant à sa destination, il ne l'a pas précisée.

Le ton d'Amatis était sec et, si Clary n'avait pas été épuisée, elle se serait peut-être amusée de sa ressemblance avec Luke en ce moment même.

Lorsqu'il vivait ici, avant son départ d'Idris et après sa... Transformation, il était à la tête d'une meute qui avait élu domicile dans la forêt de Brocelinde. Il m'a annoncé qu'il allait leur rendre visitai mais il n'a pas spécifié pourquoi. Il m'a seulement dit qu'il serait de retour d'ici quelques jours.

Il m'a laissée seule ici ? Qu'est-ce que je suis censée faire ? L'attendre en me tournant les pouces ?

Il ne pouvait pas t'emmener avec lui ! En outre, il ne peut pas te ramener chez toi dans l'immédiat. Tu as enfreint la Loi en venant ici, et cela n'échapperai pas à l'Enclave. Tu ne peux pas compter sur sa magnanimité pour te laisser partir.

   Je n'ai pas envie de rentrer chez moi. Je suis ici pour... rencontrer quelqu'un. J'ai un devoir à accomplir.

   Luke m'a expliqué. Laisse-moi te donner uni conseil : tu ne trouveras Ragnor Fell que s'il le souhaite.

Mais...

Clarissa, dit Amatis en plantant son regard dans le sien. Nous attendons une attaque de Valentin à tout moment. Presque tous les Chasseurs d'Ombres d'Idris sont en ville, sous la protection des boucliers. Le plus sûr pour toi, c'est de rester à Alicante.

Clary se raidit. Si le conseil d'Amatis lui semblait raisonnable, il ne parvenait pas pour autant à faire taire la petite voix dans sa tête qui lui soufflait que sa mission ne pouvait pas attendre. Il lui faudrait retrouver Ragnor Fell dans les plus brefs délais : elle devait sauver sa mère dès à présent. Réprimant un accès de panique, elle affecta un ton désinvolte

— Luke ne m'a jamais dit qu'il avait une sœur.

— Pourquoi l'aurait-il fait ? Nous n'avons jamais été proches.

— Il m'a dit que vous vous appeliez Herondale. C'est le nom de l'Inquisitrice, n'est-ce pas ?

— Oui, répondit Amatis, le visage crispé comme si les mots lui coûtaient. C'était ma belle-mère.

Qu'avait raconté Luke au sujet de l'Inquisitrice ? Qu'elle avait un fils, qui avait épousé une femme ayant dans sa famille des « éléments indésirables ».

   Vous étiez la femme de Stephen Herondale ?

Amatis parut surprise.

   Tu connais son nom ?

Oui, c'est Luke qui me l'a dit. Mais je croyais que sa femme était morte. Que c'était pour cette raison que l'Inquisitrice était aussi...

« Odieuse », songea-t-elle, mais l'adjectif lui sembla cruel.

      ... amère, dit-elle enfin.

Amatis prit la tasse qu'elle avait apportée ; sa main tremblait un peu.

   Oui, elle est morte. Elle s'est suicidée. Je parle de Céline, la seconde épouse de Stephen. J'étais la première.

   Vous aviez divorcé ?

   Quelque chose dans ce genre-là.

D'un geste brusque, Amatis tendit la tasse à Clary.

   Tiens, bois. Il faut que tu te remplisses le ventre.

Clary accepta distraitement la tasse et avala une gorgée de liquide ; il était épais et salé. Ce n'était pas du thé mais de la soupe, contrairement à ce qu'elle avait cru en premier lieu.

Et qu'est-ce qui s'est passé ensuite ?

Les yeux perdus dans le vague, Amatis répondit :

Quand Luke a été... quand il lui est arrivé ce que tu sais, Valentin s'est mis en quête d'un nouveau lieutenant. Il a choisi Stephen : nous venions alors de rejoindre le Cercle. D'après Valentin, il n'était pas convenable que la femme de son plus proche ami et conseiller soit la sœur d'un...

Loup-garou.

Il a employé un autre terme, déclara Amatis avec amertume. Il a convaincu Stephen d'annuler notre mariage et de se trouver une nouvelle épouse qu'il aurait soin de choisir pour lui. Céline était très jeune… très docile.

C'est horrible.

Amatis secoua la tête avec un rire forcé.

C'était il y a longtemps. Stephen s'est montré généreux, je trouve : il m'a donné sa maison puis il a emménagé dans le manoir des Herondale avec ses parents et Céline. Je ne l'ai jamais revu par la suite. J'ai quitté le Cercle, bien entendu. Ils ne voulaient plus de moi. La seule à me rendre visite, c'était Jocelyne. Elle m'a même raconté qu'elle était allée voir Luke... (Amatis repoussa ses cheveux grisonnants derrière ses oreilles.) J'ai appris la mort de Stephen plusieurs jours après son décès. Quant à Céline... je l'avais haïe, et pourtant j'ai eu de la peine pour elle. Elle s'est tranché les poignets, paraît-il... Il y avait du sang partout. (Elle poussa un grand soupir.) J'ai perçu Imogène aux funérailles de Stephen, alors qu'ils inhumaient son corps dans le mausolée familial. Elle n'a même pas eu l'air de me reconnaître. On l'a nommée Inquisitrice peu après. L'Enclave pressentait Que personne, mieux qu'elle, n'aurait pu pourchasser impitoyablement les anciens membres du Cercle... et elle a vu juste. Si Imogène avait pu laver le souvenir de Stephen dans leur sang, elle l'aurait fait.

Clary se remémora le regard dur de l'Inquisitrice, et s'efforça d'éprouver de la compassion pour elle.

Je crois que ça l'a rendue complètement folle, observa-t-elle. Elle a été horrible avec moi, et avec Jace, surtout. On aurait dit qu'elle souhaitait sa mort.

   C'est logique. Tu es le portrait craché de ta mère, et c'est elle qui t'a élevée, mais ton frère... Est-ce qu'il ressemble autant à Valentin que tu ressembles à Jocelyne ?

   Non, répondit Clary. Jace ne ressemble qu'à lui.

Un frisson lui parcourut le dos à la pensée de son frère.

   Il est ici à Alicante, songea-t-elle tout haut. Si je pouvais le voir...

   Non, dit Amatis d'un ton sans appel. Tu n'as pas le droit de sortir de la maison ni de voir qui que ce soit, et surtout pas ton frère.

   Vous sous-entendez que je suis reléguée ici comme une prisonnière ? s'exclama Clary, horrifiée.

   C'est l'affaire d'un jour ou deux et, de toute manière, tu n'es pas encore sur pied. Tu dois te reposer. L'eau du lac a failli te tuer.

   Mais Jace...

   C'est un Lightwood. Tu ne peux pas aller là-bas. A la seconde où ils te verront, ils en informeront l'Enclave. Or, tu n'es pas la seule à avoir des ennuis avec la Loi. Luke est concerné, lui aussi.

« Mais les Lightwood ne me trahiraient jamais auprès de l'Enclave, pensa Clary. Jamais ils ne feraient une chose pareille... » Les mots moururent sur ses lèvres. Elle comprenait qu'elle n'avait aucun moyen de convaincre Amatis que les Lightwood qu'elle avait côtoyés quinze ans plus tôt n'étaient plus : Robert et Maryse n'avaient plus rien en commun avec les fanatiques aveuglément loyaux qu'ils étaient alors. Cette femme était peut-être la sœur de Luke, mais c'était une étrangère aux yeux de Clary. Luke lui-même ne l'avait pas vue depuis seize ans ; il n'avait jamais mentionné son existence. Clary se radossa aux oreillers et feignit d'être fatiguée.

      Vous avez raison. Je me sens patraque. Je crois que je ferais mieux de dormir un peu.

Bonne idée.

Amatis se pencha pour lui prendre la tasse vide des mains.

   Si tu veux prendre une douche, la salle de bains est au bout du couloir. Tu trouveras des vieux vêtements à moi dans un coffre au pied du lit. A vue d'œil tu fais à peu près la même taille que moi à ton âge donc ils t'iront peut-être. Contrairement à ce pyjama, ajouta-t-elle avec un pâle sourire que Clary ne lui rendit pas.

Elle devait se retenir de ne pas donner des coupsde poing de frustration dans le matelas. Dès l'instant ou la porte se referma sur Amatis, Clary sauta du lit et se rendit dans la salle de bains avec l'espoir qu'une douche chaude lui éclaircirait les idées. À son grand soulagement, malgré leur mode de vie vieillot, les Chasseurs d'Ombres croyaient apparemment aux vertus de la plomberie moderne et de l'eau courante. Elle trouva même un savon à la forte odeur citronnée pour débarrasser ses cheveux de l'odeur persistante du lac Lyn. Quand elle sortit de la salle de bains, emmaillotée dans deux serviettes, elle se sentait beaucoup mieux.

De retour dans la chambre, elle fouilla la malle d'Amatis. Les vêtements soigneusement pliés avaient été enveloppés dans du papier de soie. Le coffre contenait des tenues d'écolière ou ce qui y ressemblait : de gros pulls en mérinos avec une poche de poitrine rebrodée d'un insigne évoquant quatre C collés dos à dos ; des jupes plissées et des chemisiers boutonnés aux manches étroites. Une robe de mariée blanche reposait entre deux couches de papier, et Clary la mit de côté avec des gestes précautionneux. En dessous, elle trouva une autre robe, en soie argentée celle-là, avec de fines bretelles rehaussées de pierreries. « C'est le genre de vêtement que ma mère aurait porté pour aller au bal avec Valentin», songea-t-elle malgré elle avant de remettre la robe à sa place en faisant glisser le tissu froid et satiné entre ses doigts. Tout au fond de la malle se trouvait une tenue de Chasseur d'Ombres qu'elle déplia sur ses genoux, intriguée. La première fois qu'elle avait vu Jace et les Lightwood, ils portaient leur uniforme de combat : des vêtements moulants coupés dans un tissu noir très solide. De près, elle constata qu'il s'agissait en réalité d'un cuir mat très fin, souple et près du corps. La tenue se composait d'une veste zippée et d'un pantalon se fermant au moyen d'un système d'attaches compliquées. Elle était complétée d'une grosse ceinture, conçue pour porter des armes.

Bien entendu, Clary aurait dû enfiler un pull et une des jupes plissées qu'elle avait trouvées dans la malle. C'était sans doute ce qu'Amatis attendait d'elle. Main quelque chose l'attirait dans ces habits de guerrier ; elle s'était toujours demandé de quoi elle aurait l'air…

Quelques minutes plus tard, les serviettes gisaient au pied du lit et Clary s'examinait, surprise et un rien amusée, dans le miroir en pied. La tenue lui allait parfaitement : sans être trop serrée, elle épousait les courbes de ses hanches et de sa poitrine. Clary avait l'impression d'avoir des formes, ce qui était nouveau pour elle. Ces vêtements ne lui donnaient pas l'allure d'une guerrière redoutable - elle doutait que de tels vêtements existent - mais, au moins, elle semblait plus grande, et le noir créait un contraste saisissant avec sa couleur de cheveux. « Je ressemble à ma mère », pensa-t-elle, interloquée.

Jocelyne, sous ses airs de poupée, avait toujours eu un moral d'acier. Clary s'était souvent demandé ce que sa mère avait vécu autrefois pour être aussi forte et indomptable, aussi courageuse et entêtée. « Est-ce que ton frère ressemble autant à Valentin que tu ressembles à Jocelyne ? » avait demandé Amatis, et Clary aurait voulu répondre qu'elle n'avait rien en commun avec sa mère, que cette dernière était belle, contrairement à elle. Cependant, la Jocelyne qu'avait connue Amatisi vait comploté contre Valentin et forgé en secret une alliance entre Nephilim et les Créatures Obscures, qui avait détruit le Cercle et sauvé les Accords. Cette Jocelyne-là n'aurait jamais consenti à rester entre les quatre murs d'une chambre pendant que le monde se désagrégeait.

Sans prendre le temps de réfléchir, Clary alla pousser le verrou de la porte, puis elle s'avança vers la fenêtre et l'ouvrit. La treille s'agrippait au mur de pierre comme... «Comme une échelle, songea-t-elle. Et on ne risque rien sur une échelle. » Prenant une grande inspiration, elle enjamba le rebord de la fenêtre.

 

 

Les gardes revinrent chercher Simon le lendemain matin. Ils l'arrachèrent sans ménagement à un sommeil agité, peuplé de rêves étranges. Cette fois, ils ne prirent pas la peine de lui bander les yeux et, tandis qu'ils l'escortaient hors de sa cellule, il jeta un coup d'œil furtif à travers la grille du cachot voisin. S'il avait espéré entrapercevoir le propriétaire de la voix rauque qu'il avait entendue la nuit précédente, il était déçu. La seule chose visible au-delà des barreaux évoquait un tas de haillons.

Les gardes lui firent emprunter une succession de couloirs grisâtres, le poussant devant eux dès qu'il faisait mine de ralentir. Enfin, ils pénétrèrent dans une pièce dont les murs étaient tapissés de portraits d'hommes et de femmes en tenue de Chasseurs d'Ombres. Les cadres des tableaux étaient gravés de motifs runiques. Sous le plus imposant se trouvait un canapé rouge où était assis l'Inquisiteur, un gobelet en argent à la main. Il le tendit à Simon.

  Un peu de sang? Tu dois avoir faim à cet heure.

A la vue du liquide rouge, Simon se sentit défaillir, ses veines aimantées par le sang comme des ficelles actionnées par un marionnettiste. C'était une sensation désagréable, presque douloureuse.

   C'est du sang... humain ?

  Voyons, mon garçon ! gloussa Aldertree. Ne sois pas ridicule ! C'est du sang de chevreuil bien frais.

Simon garda le silence. Il sentit un picotement dans sa lèvre inférieure : ses crocs venaient de sortir de ses gencives, et le goût de son propre sang sur sa langue lui donna la nausée.

Aldertree fit la grimace.

   Seigneur...

Puis, se tournant vers les gardes, il ordonna :

   Laissez-nous, messieurs.

Une fois les gardes partis, il s'arrêta sur le seuil et regarda Simon d'un air ouvertement dégoûté.

  Non, merci, lâcha celui-ci, la langue pâteuse. Je n'en veux pas.

  Tes crocs en ont décidé autrement, jeune homme, répliqua Aldertree d'un ton affable. Tiens. Bois.

Il tendit la coupe à Simon, et l'odeur du sang frais se répandit dans la pièce comme le parfum des roses dans un jardin. Ses incisives, à présent complètement sorties, entaillèrent sa lèvre inférieure. La douleur el réveilla comme une gifle. Arrachant le gobelet des mains de l'Inquisiteur, il le vida en trois gorgées puis honteux, le posa sur le bras du canapé d'une main tremblante. « Inquisiteur : 1. Simon : 0 », pensa-t-il.

  J'espère que tu n'as pas passé une nuit trop désagréable dans ta cellule ? Nos cachots ne sont pas des chambres de torture, mon garçon, mais des lieux de réflexion. Il faut réfléchir pour avoir les idées claires, tu ne trouves pas ? J'espère que tu en as profité pour méditer. Tu m'as l'air d'être un jeune homme raisonnable.

L'Inquisiteur pencha la tête de côté.

   Je t'ai apporté moi-même une couverture. Je ne Voulais pas que tu tombes malade.

   Je suis un vampire. Nous ne sentons pas le froid.

  Oh, fit le petit homme, l'air désappointé.

  Merci pour les étoiles de David et le Sceau de Salomon, ajouta sèchement Simon. C'est toujours agréable de rencontrer des gens qui s'intéressent à ma religion.

  Bien sûr, bien sûr ! s'exclama Aldertree. Formidables, ces gravures, n'est-ce pas ? Et à toute épreuve, évidemment ! J'imagine qu'il te suffirait de toucher la porte de ta cellule pour que la peau de ta main parte en lambeaux ! gloussa-t-il, visiblement amusé par cette perspective. Bref. Pourrais-tu reculer d'un pas, mon grand ? Juste pour me faire plaisir.

Simon s'exécuta. Rien ne se produisit, et pourtant l'Inquisiteur ouvrit de grands yeux.

   Je vois, souffla-t-il.

   Vous voyez quoi ?

   Regarde où tu es, jeune Simon.

Simon jeta un coup d'œil autour de lui : rien n'avait changé dans la pièce, et il lui fallut quelques instants pour comprendre de quoi parlait Aldertree. Il se tenait sous une lucarne au travers de laquelle filtrait un rayon de soleil éblouissant.

Aldertree se tortillait presque d'excitation.

Tu es en plein soleil, et ses rayons n'ont aucun effet sur toi. Jamais je n'aurais cru cela possible. Enfin, on m'en avait parlé mais je n'ai jamais rien vu de tel.

Simon garda le silence.

La question qui s'impose, évidemment, poursuivit Aldertree, est la suivante : connais-tu l'origine de ce phénomène ?

Peut-être que je suis plus gentil que les autres vampires.

Simon regretta instantanément ses paroles. Aldertree plissa les yeux, et une veine apparut tel un gros ver sur sa tempe. Manifestement, il n'aimait pas lesplaisanteries quand il n'en était pas l'auteur.

Très amusant. Question suivante : es-tu un vampire diurne depuis que tu es sorti de ta tombe ?

Non, répondit Simon d'un ton circonspect. Dans les premiers temps, le soleil me brûlait. Le moindre rayon me transperçait la peau.

Certes, déclara Aldertree en hochant vigoureusement la tête, comme s'il ne devait pas en être autrement. Alors, quand as-tu remarqué pour la premiers fois que tu pouvais te promener en plein jour ?

C'était le lendemain de la grande bataille sur le bateau de Valentin...

Au cours de laquelle il t'a capturé, c'est bien ça ? Il t'a gardé prisonnier sur son bateau avec l'intention d'utiliser ton sang pour compléter le Rituel de Conversion Infernale.

Vous savez déjà tout, on dirait. Vous n'avez plus besoin de moi.

Oh non, loin de là ! s'écria Aldertree en levant les bras au ciel.

Simon remarqua qu'il avait de toutes petites mains, si petites qu'elles semblaient disproportionnées par apport à ses bras dodus.

Tu as beaucoup d'éclaircissements à m'apporter, mou cher! Par exemple, je ne peux m'empêcher de me demander si quelque chose susceptible de modifier la nature s'est produit sur ce bateau. Une idée ?

« J'ai bu le sang de Jace », songea Simon. L'espace d'une seconde, il fut tenté d'en faire part à l'Inquisiteur par pure méchanceté, puis la lumière se fit brusquement dans son esprit : « J'ai bu le sang de Jace. » Etait-ce cela qui l'avait transformé ? Qu'il s'agisse ou non d'une possibilité, devait-il raconter à l'Inquisiteur ce que Jace avait fait pour lui ? Protéger Clary, c'était une chose ; protéger Jace en était une autre. Il ne lui devait rien.

Après réflexion, ce n'était pas la stricte vérité. Jace, en lui offrant son sang, lui avait sauvé la vie. Un autre Chasseur d'Ombres aurait-il agi de même pour sauver un vampire? Et même s'il ne l'avait fait que par amour pour Clary, quelle importance ! Simon se souvint d'avoir dit à ce moment-là : « J'aurais pu te tuer. » Jace avait répondu: «Je t'aurais laissé faire.» Il n'osait s'imaginer quels ennuis attendaient Jace si l'Enclave apprenait qu'il avait sauvé la vie d'un vampire par ce biais.

   Je ne me rappelle plus ce qui s'est passé sur le bateau, déclara-t-il. Valentin avait dû me droguer.

Les traits d'Aldertree se décomposèrent.

   Quelle nouvelle fâcheuse ! J'en suis désolé.

   Moi aussi, dit Simon malgré lui.

   Alors tu ne te souviens pas d'un seul détail ?

  Seulement de m'être évanoui quand Valentin m'a attaqué. Je suis revenu à moi un peu plus tar sur... sur la plate-forme de la camionnette de Luke. Rien de plus.

Aldertree resserra les pans de sa cape autour de lui.

  Il paraît que les Lightwood se sont pris d'affection pour toi. Mais les autres membres de l'Enclavé ne se montreront pas aussi... compréhensifs. Tu as été fait prisonnier par Valentin, tu es ressorti de cette confrontation avec un nouveau pouvoir exceptionnel, et voilà qu'on te retrouve au cœur d'Idris. Au vu des apparences, qu'est-ce qu'on en déduira, à ton I avis ?

Si le cœur de Simon avait encore pu battre, il sel serait emballé.

  Vous pensez que j'espionne pour le compte de Valentin.

Aldertree prit l'air outragé.

   Mon garçon, mon garçon ! Je te fais confiance ça va de soi. Mais quant à l'Enclave, j'ai bien peur qu'elle soit plus suspicieuse. Nous avions tant espéra que tu pourrais nous aider ! Vois-tu - et je ne devrait pas te dire cela, mais je sens que je peux me confier à toi -, l'Enclave est dans de sales draps.

Ah bon ? fît Simon, perplexe. Mais quel est le rapport avec...

 Voilà, l'Enclave est divisée... en guerre avec elle-même, pourrait-on dire, en ces heures agitées. Des erreurs ont été commises par mon prédécesseur et d'autres... Peut-être qu'il vaut mieux ne pas s'étendre sur le sujet. Mais, vois-tu, l'autorité même de l'Enclave, du Consul et de l'Inquisiteur est remise en Question. Valentin semble toujours avoir une longueur d'avance sur nous, comme s'il connaissait nos projets avant l'heure. Ni le Conseil ni Malachi ne se rangeront à mon avis après ce qui s'est passé à New York.

Je croyais que c'était l'Inquisitrice... 

C'est Malachi qui l'a nommée à ce poste. Bien sûr, il ne pouvait pas savoir qu'elle deviendrait complètement folle...

Mais, objecta Simon avec une pointe d'aigreur, la encore c'est une question d'apparences.

La veine réapparut sur le front d'Aldertree.

Tu es malin. Et tu as raison. Les apparences sont importantes, surtout en politique. On peut toujours manipuler les foules, pourvu qu'on ait une bonne histoire à leur servir.

Il se pencha vers Simon, les yeux rivés sur lui.

Laisse-moi t'en raconter une. Autrefois, les Lightwood faisaient partie du Cercle. Un jour, ils ont renié leurs opinions et bénéficié de notre clémence à condition qu'ils quittent Idris pour New York, où ils dirigeraient l'Institut. Leur attitude irréprochable leur a permis de regagner la confiance de l'Enclave. Mais durant tout ce temps, ils savaient que Valentin était toujours en vie. Durant tout ce temps, ils sont restés ses fidèles serviteurs. Ils ont pris son fils sous leur...

   Ils n'étaient pas au courant...

   Tais-toi ! rugit l'Inquisiteur, et Simon n'osa pas protester. Ils l'ont aidé à retrouver les Instruments Mortels et à accomplir le Rituel de Conversion Infernale. Lorsque l'Inquisitrice a découvert ce qu'ils manigançaient, ils se sont arrangés pour l'éliminer au cours de la bataille sur le bateau. Et maintenant les voilà ici, au cœur de l'Enclave, pour nous espionner et révélé nos plans à Valentin au fur et à mesure qu'ils voient le jour. Ainsi, il pourrait nous vaincre et, au final imposer sa volonté à tous les Nephilim. Ils t'ont emmené avec eux - toi, le vampire qui supporte la lumière du jour - pour nous distraire de leurs véritables objectifs : restaurer la gloire du Cercle et abolir la Loi.

Les yeux porcins de l'Inquisiteur étincelèrent.

   Qu'est-ce que tu penses de cette histoire, vampire ?

   Je la trouve dingue, répliqua Simon, et plus dure à avaler que le Père Noël. Je ne sais pas ce que vous espérez obtenir avec ce...

   « Espérez » ? Je n'espère pas, vampire. Je sais au plus profond de moi qu'il est de mon devoir sacré desauver l'Enclave.

   Au moyen d'un mensonge ?

   Au moyen d'une histoire. Les grands politicien tissent de jolies histoires pour inspirer leur peuple.

   Je ne vois pas en quoi le fait d'incriminer les Lightwood peut inspirer...

   Il faut toujours sacrifier quelqu'un. Quand les membres du Conseil se seront trouvé un ennemi commun et une bonne raison de se fier à l'Enclave, ils se serreront les coudes. Que vaut la vie d'une seule famille en comparaison de tout cela ? En fait, je doute que les enfants Lightwood subissent les conséquences de ces révélations. Ils ne seront pas inquiétés. Bon, peut-être le fils aîné. Mais les autres...

   Vous ne pouvez pas faire ça ! Se récria Simon. Personne ne vous croira.

    Les gens croient ce qu'ils veulent. Et l'Enclave Veut un coupable. Je peux le leur offrir sur un plateau. Tout ce dont j'ai besoin, c'est toi.

    Moi ? Qu'est-ce que je viens faire dans tout ça ?

Le visage de l'Inquisiteur était maintenant rouge d'excitation.

Confesse tes crimes. Avoue que tu es à la solde des Lightwood et que vous êtes tous de mèche avec Valentin. Je ferai preuve de clémence à ton égard. Je te renverrai auprès de ton peuple, j'en fais le serment. Mais j'ai besoin de ta confession pour que l'Enclave me croie.

Vous voulez que je confesse un mensonge.

Simon avait conscience de répéter les paroles de l'Inquisiteur, mais les pensées se bousculaient dans sa tête et il n'arrivait pas à se fixer sur une seule. Les visages des Lightwood défilaient dans son esprit : Alec, reprenant son souffle sur le chemin de la Garde ; les yeux noirs d'Isabelle posés sur lui ; Max penché dur son livre.

Et Jace. Jace était des leurs comme si le même sang coulait dans ses veines. L'Inquisiteur n'avait pas prononcé son nom, mais Simon savait qu'il paierait avec les autres. Et s'il souffrait, Clary souffrirait avec lui. Comment pouvait-il se sentir lié à ces gens qui ne voyaient en lui qu'une créature méprisable, une moitié d'humain dans le meilleur des cas ?

Il observa les yeux de l'Inquisiteur ; ils étaient noirs comme du charbon. Plonger son regard dans le sien, c'était comme contempler des ténèbres insondables.

   Non, dit-il enfin. Je refuse de faire ça.

   Le sang que je t'ai donné, tu n'en auras pas d'autre tant que tu n'auras pas changé d'avis, lâcha Aldertree, dont le ton n'avait plus rien d'affable. Tu verras qu'on peut vite avoir très soif.

Simon ne répondit rien.

   Une autre nuit en cellule, alors, conclut l'Inquisiteur en se levant pour appeler les gardes. C'est calme là-bas, n'est-ce pas ? Rien de tel qu'une atmosphère paisible pour guérir les trous de mémoire.

Si Clary était persuadée d'avoir mémorisé le chemin qu'elle avait pris la veille avec Luke, elle comprit bien vite que ce n'était pas tout à fait le cas. Prendre la direction du centre-ville lui semblait le meilleur moyen de se repérer, mais une fois qu'elle eut trouvé la place au puits abandonné, elle ne put se rappeler si elle devait tourner à droite ou à gauche. Elle opta pour la gauche, et se perdit dans un dédale de ruelles sinueuses qui se ressemblaient toutes.

Enfin, elle déboucha sur une rue plus large bordée d'échoppes. Des passants se pressaient de l'autre côté sans prêter attention à elle. Quelques-uns portaient leurs vêtements de combat, mais la plupart déambulaient dans leur tenue quotidienne. Il faisait froid, et les longs manteaux d'un autre âge étaient à l'ordre du jour. Un vent cinglant soufflait sur la ville, et Clary longea avec un pincement au cœur à son manteau de velours vert suspendu dans la chambre d'amis d'Amatis.

Luke n'avait pas menti : les Chasseurs d'Ombres Étaient venus des quatre coins du monde pour assister au sommet. Clary croisa une Indienne vêtue d'un somptueux sari doré, avec deux poignards incurvés pendus à une chaîne lui ceignant la taille. Un homme grand à la peau sombre, avec un visage anguleux de guerrier aztèque, inspectait la vitrine surchargée d'une armurerie ; des bracelets du même métal brillant que les tours ornaient ses poignets. Au bas de la rue, un homme en longue robe blanche de nomade du désert consultait un plan de la ville. Après l'avoir vu, Clary trouva le courage d'approcher une passante en lourd manteau de brocart pour lui demander la direction de la rue Princewater. S'il y avait un moment ou les habitants de la ville ne se montreraient pas suspicieux envers une personne égarée, c'était bien Celui-là.

Son instinct s'avéra juste : sans la moindre hésitation, la femme lui donna en hâte une série d'indications.

  Puis, au bout du canal Oldcastle, prenez à gauche, traversez le pont de pierre, et vous trouverez la rue Princewater.

Elle adressa un sourire à Clary.

   Vous rendez visite à quelqu'un en particulier ?

   Oui, les Penhallow.

   Oh, c'est la maison bleue aux moulures dorées dont l'arrière donne sur le canal. Elle est grande, vous ne pouvez pas la rater.

Elle se trompait. Certes, la maison était vaste, cependant Clary passa devant sans s'arrêter avant de s'apercevoir de son erreur et de rebrousser chemin pour l'observer de plus près. Elle était plus indigo que bleue en réalité mais, là encore, la plupart des gens n'avaient pas la même notion des couleurs que Clary. Le commun des mortels ne savait pas différencier le jaune citron du safran. Comme si ces deux nuances étaient interchangeables ! Quant aux moulures, elles n'étaient pas dorées mais d'un beau bronze sombre qui témoignait de l'ancienneté de la maison. Tout dans cet endroit suggérait le poids des ans...

« Ça suffit », pensa Clary. Elle laissait toujours son esprit vagabonder dans toutes les directions quand elle était nerveuse. Elle essuya ses paumes moites sur son pantalon ; le cuir était rêche au toucher, comme des écailles de serpent.

Après avoir gravi les marches du perron, elle frappa le heurtoir massif représentant les ailes d'un ange, qui résonna comme une énorme cloche dans les entrailles de la maison. Quelques instants plus tard, la port s'ouvrit et Isabelle Lightwood apparut sur le seuil, les yeux écarquillés de stupeur.

   Clary ?

   Salut, Isabelle, lança-t-elle avec un sourire penaud.

Isabelle s'appuya contre le chambranle, l'air lugubre.

Oh non ! fit-elle.

De retour dans sa cellule, Simon s'affala sur le lit et entendit le pas des gardes s'éloigner. Il devrait passer une autre nuit en prison pendant que l'Inquisiteur attendait qu'il se «souvienne». «Au vu des apparences, qu'est-ce qu'on en déduira?» avait-il dit. Même dans ses pires cauchemars, Simon n'aurait pas pu s'imaginer qu'on l'accuserait un jour d'être de mèche avec Valentin. Cet homme était connu pour haïr les Créatures Obscures. Il lui avait tranché la gorge afin de le vider de son sang, le laissant pour mort. Mais l’Inquisiteur ne connaissait probablement pas ce détail.

Simon perçut du bruit de l'autre côté du mur.

   Je dois admettre que je commençais à me demander si tu reviendrais, dit la voix rocailleuse de la veille. J'imagine que tu n'as pas donné à l'Inquisiteur ce qu'il voulait.

   On dirait que non, répondit Simon en s'approchant du mur.

Il tâta en vain la pierre pour trouver une fissure lui permettant de voir de l'autre côté.

   Qui êtes-vous ?

C'est un homme entêté, cet Aldertree, reprit la voix, comme si de rien n'était. Il n'abandonnera pas.

Simon s'adossa au mur humide.

   Alors je vais rester ici un bon moment.

   Je présume que tu ne, vas pas me dire ce qu'il attend de toi ?

   Pourquoi tenez-vous à le savoir ?

L'inconnu partit d'un rire qui évoquait le raclement du métal sur la pierre.

   Je suis ici depuis plus longtemps que toi, vampire, et comme tu peux le voir, il n'y a pas beaucoup de distractions, alors tout est bon à prendre.

Simon croisa les mains sur son ventre. Le sang de chevreuil l'avait à peine rassasié et la soif l'aiguillonnait encore.

J'ai entendu les gardes bavarder sur ton compte, reprit l'homme. Il paraît que tu peux te promener en plein jour. Personne n'avait vu ça auparavant. Il y a pourtant des légendes qui circulent sur les créatures de ton espèce. Tu les connais ?

    Non. Ma Transformation est assez récente. Vous semblez en savoir long sur moi, dites donc.

    Les gardes aiment bien échanger les ragots. Et les Lightwood se téléportant avec un vampire blessé, c'est un morceau de choix. Cependant, je dois avouer que je ne m'attendais pas à te voir débarquer ici avant qu'ils n'aménagent la cellule exprès pour toi. Ce qui m'étonne, c'est que les Lightwood aient accepté qu'ils t'emmènent.

Pourquoi s'y seraient-ils opposés ? répliqua Simon avec amertume. Je ne suis qu'une Créature Obscure!

Aux yeux du Consul, oui, peut-être. Mais pour les Lightwood...

   Quoi, les Lightwood ?

Il y eut un bref silence.

Les Chasseurs d'Ombres qui vivent en dehors d'Idris - en particulier ceux qui dirigent les Instituts - ont tendance à être plus tolérants. En revanche, l'Enclave locale est beaucoup plus... rigide.

Et vous ? s'enquit Simon. Vous êtes aussi une Créature Obscure ?

 Une Créature Obscure ?

Simon n'en était pas certain, mais il crut déceler de la colère dans la voix de l'étranger, comme si sa question le blessait.

Mon nom est Samuel Blackburn. Je suis un Nephilim. Il y a plusieurs années, j'ai fait partie du Cercle avec Valentin. J'ai massacré des Créatures Obscures lors de l'Insurrection. Alors tu penses bien que je ne suis pas l'un des vôtres.

Oh...

Simon avala sa salive. Sa bouche avait un goût de sel. S'il se souvenait bien, les membres du Cercle de Valentin avaient été capturés et punis par l'Enclave, excepté ceux qui, à l'exemple des Lightwood, avaient réussi à négocier un compromis ou acceptaient l'exil en échange du pardon.

Vous êtes resté ici depuis lors ?

Non. Après l'Insurrection, j'ai pu m'enfuir d'Idris avant qu'on me fasse prisonnier. J'ai vécu à l'étranger pendant des années jusqu'au jour où, croyant bêtement qu'on m'avait oublié, je suis revenu. Evidemment, ils m'ont capturé dès mon arrivée. L'Enclave n’a pas son pareil pour traquer ses ennemis. Ils m'ont trainé devant l'Inquisiteur. J'ai été interrogé pendant des jours. Une fois qu'ils en ont eu terminé avec moi, ils m'ont jeté ici.

Samuel soupira.

   Les Français ont baptisé ce genre d'endroit une « oubliette ». C'est là qu'on jette les rebuts qu'on cherche à rayer de sa mémoire. Ils y pourrissent là sans importuner le monde de leur puanteur.OK. Je suis une Créature Obscure, donc je suis un rebut. Mais vous, vous êtes un Nephilim.

   J'étais de mèche avec Valentin. Donc je ne vaux pas mieux que toi. Je suis même pire, car je suis un renégat.

   Pourtant, beaucoup d'autres Chasseurs d'Ombres ont fait partie du Cercle. Les Lightwood, les Penhallow...

   Ils l'ont tous renié. Ils ont tourné le dos à Valentin. Pas moi.

   Ah bon ? Mais pourquoi ?

   Parce que j'ai plus peur de lui que de l'Enclave et, si tu avais un peu de jugeote, vampire, tu penserais comme moi.

 

   Mais tu es censée être à New York ! s'écria Isabelle. Jace nous a dit que tu avais changé d'avis et que tu préférais rester au chevet de ta mère !

   Il a menti, annonça Clary sans préambule. Il ne voulait pas que je vienne, alors il m'a menti sur l'horaire de votre départ, et il vous a raconté que j'avais changé d'avis. Tu te rappelles, tu me disais qu'il ne mentait jamais ? C'est archifaux !

   En temps normal, il dit la vérité, objecta Isabelle, qui avait blêmi. Dis-moi, tu es venue ici pour Simon ?

   Quoi ? Non. Simon est en sécurité à New York, Dieu merci. Et il doit être sacrément frustré de ne pas avoir pu me dire au revoir.

  L'air médusé d'Isabelle commençait à taper sur les nerfs de Clary.Bon, laisse-moi entrer, Isabelle. Il faut que je voie Jace.

   Alors... tu es venue ici toute seule ? Tu as obtenu une permission de l'Enclave ? Je t'en prie, réponds oui.

   Pas tout à fait...

   Tu as enfreint la Loi ? s'exclama Isabelle d'une Voix stridente. (Elle poursuivit dans un murmure :) Si Jace l'apprend, il va nous faire une crise de nerfs. Clary, tu dois rentrer chez toi.

    Non, ma place est ici, rétorqua-t-elle en s'étonnant elle-même de son obstination. Et il faut que je parle à Jace.

   Ce n'est pas le moment.

Isabelle jeta un regard anxieux autour d'elle comme si elle espérait trouver quelqu'un susceptible de l'aider à chasser Clary.

  Je t'en prie, rentre à New York. S'il te plaît...

  Je croyais que j'étais ton amie, Isa, susurra Clary dans l'espoir de la culpabiliser.

Isabelle se mordit la lèvre. Elle portait une robe blanche et ses cheveux relevés en chignon lui donnaient l'air plus jeune. Derrière elle, Clary distinguait un hall d'entrée haut de plafond, tapissé de portraits à l'huile apparemment très anciens.

  Tu es mon amie. Mais Jace... Oh, la la, qu'est-ce que c'est que cet accoutrement ? Où as-tu trouvé ces vêtements ?

      C'est une longue histoire.

  Tu ne peux pas débarquer ici comme ça ! Si Jace te voit...

  Oh, et alors ? Isabelle, je suis venue pour ma mère. Jace ne veut peut-être pas de moi ici, mais il ne peut pas me forcer à rester là-bas. Ma place est ici, Ma mère a besoin de moi. Tu agirais pareil pour la i tienne, pas vrai ?

   Bien sûr ! Mais, Clary, Jace a ses raisons...

   J'adorerais les entendre.

Clary se faufila sous le bras d'Isabelle et pénétrai dans le hall de la maison.

   Clary ! glapit Isabelle en s'élançant derrière elle, mais elle avait déjà parcouru la moitié du hall.

Tandis qu'il s'efforçait de lui échapper, elle constata que la maison, tout en hauteur, était bâtie sur le même modèle que celle d'Amatis, mais qu'elle était beaucoup plus vaste et richement décorée. Le hall débouchait sur une pièce dotée de grandes fenêtres donnant sur un canal. Des bateaux blancs voguaient sur ses eaux calmes, leurs voiles portées par le vent comme des aigrettes de pissenlits. Assis sur un canapé près d'une des fenêtres, un garçon semblait absorbé dans la lecture d'un livre.

   Sébastien ! cria Isabelle. Ne la laisse pas monter!

Le garçon leva les yeux, surpris, et, un instant plus, tard, il se planta devant Clary afin de lui bloquer l'accès à l'escalier. Elle s'arrêta net; jamais elle n'avait vu quelqu'un bouger aussi vite, excepté Jace. L'inconnu ne semblait même pas hors d'haleine. Il lui souriait d'un air tranquille.

Voici donc la fameuse Clary.

Son sourire éclairait son visage, et Clary sentit sa gorge se nouer. Pendant des années, elle avait dessiné la même histoire, celle d'un fils de roi frappé d'une malédiction condamnant à mourir tous ceux qu'il aimait. Elle avait mis toute son imagination au service du beau prince romantique et mystérieux, et voilà qu’il se tenait devant elle. La même peau claire, les mêmes cheveux ébouriffés, et un regard si sombre que les pupilles semblaient se fondre avec l'iris. Des pommettes hautes et bien dessinées, des yeux bordés de longs cils noirs. Elle était sûre de rencontrer ce garçon pour la première fois, et pourtant…

Il la dévisagea d'un air perplexe.

— Je ne crois pas... On se connaît ?

Incapable de répondre, Clary secoua la tête.

   Sébastien !

Les longues mèches d'Isabelle avaient échappé à leurs épingles et retombaient sur ses épaules.

Ne sois pas gentil avec elle, lança-t-elle, furieuse, elle ne devrait pas être là. Clary, rentre chez toi.

Au prix d'un immense effort, Clary détacha les yeux de Sébastien et jeta un regard noir à Isabelle.

Quoi, tu veux que je rentre à New York ? Et comment je vais m'y prendre ?

Comment as-tu fait pour arriver jusqu'ici ? demanda Sébastien. Entrer dans Alicante, c'est presque un exploit.

   J'ai utilisé un Portail.

Un Portail ? répéta Isabelle, étonnée. Mais il n'y a plus de Portail à New York. Valentin les a détruits tous les d...

   Je ne vous dois aucune explication, l'interrompit Clary. Pas avant que vous ayez répondu à mes questions. Pour commencer, où est Jace ?

  Il n'est pas là, répondit Isabelle au moment où Sébastien annonçait : « Il est à l'étage. »

Isabelle se tourna brusquement vers lui.

      Sébastien ! Boucle-la !

  Mais c'est sa sœur ! protesta-t-il, stupéfait. Il n'a pas envie de la voir ?

Isabelle ouvrit la bouche pour répliquer puis se ravisa. Clary comprit qu'elle pesait le pour et le contre : valait-il mieux expliquer leurs rapports complexes à un Sébastien ignorant manifestement tout de la situation, ou causer une mauvaise surprise à Jace. Pour finir, elle leva les bras au ciel, l'air désemparée

  Très bien, Clary. Vas-y, fais ce qui te chante sans te soucier des autres. Tu n'en fais toujours qu’à ta tête, de toute façon.

Clary lança à Isabelle un regard lourd de reproche avant de se tourner de nouveau vers Sébastien, qui s'effaça sans un mot pour la laisser passer. Elle monté les marches quatre à quatre, entendit vaguement Isabelle s'en prendre au pauvre Sébastien. C'était du Isabelle tout craché : dès qu'il y avait un garçon dans les parages et qu'elle avait besoin de blâmer quelqu'un la faute retombait sur lui.

Au sommet des marches, une alcôve vitrifiée surplombait la ville. Assis dans le renfoncement, un enfant était plongé dans sa lecture. Il leva les yeux au moment où Clary émergeait de l'escalier, l'air surpris!

  Je te connais.

  Salut, Max. Je suis Clary... la sœur de Jace. Tuf te souviens ?

Le visage de Max s'éclaira.

  C'est toi qui m'as montré comment lire Naruto, dit-il en lui tendant son livre. Regarde, je m'en suis procuré un autre. Celui-là s'intitule...

  Max, je n'ai pas le temps de bavarder. Je jetterai un coup d'œil à ton livre plus tard, c'est promis, mais tu sais où est Jace ?

Max se rembrunit.

   Là-dedans, répondit-il en montrant du doigt la dernière porte au bout du couloir. Je voulais lui tenir compagnie, mais il m'a dit qu'il avait des histoires d'adulte à régler. Tout le monde me répète la même chose.

   Je suis désolée, marmonna Clary, l'esprit ailleurs.

Les pensées se bousculaient dans sa tête. Que dirait-elle à Jace en le voyant ? Quelle serait sa réaction ? En se dirigeant vers la porte, elle songea : « Surtout, ne pas se mettre en colère. Crier ne servirait qu'à le mettre sur la défensive. Il faut qu'il comprenne que j'ai ma place ici autant que lui. Je n'ai pas besoin d'être surprotégée, je ne suis pas en sucre ! Moi aussi, je suis forte... »

Elle ouvrit grand la porte et entra dans une bibliothèque aux murs tapissés de livres. La pièce était brillamment éclairée ; la lumière du jour se déversait par une grande fenêtre panoramique. Jace était debout au milieu de la pièce. Il n'était pas seul. Une fille aux cheveux noirs, que Clary voyait pour la première fois, se blottissait contre lui, et tous deux échangeaient un baiser passionné.